Quand la belle au bois dormant fut réveillée par son prince, l’histoire raconte en général qu’ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants.
Mais il en fut tout autre.
Remettons nous dans le contexte. La princesse se réveille, repousse de sa bouche le prince qui essayait d’y mettre la langue (alors même qu’elle avait une pâteuse digne d’un ciment périmé, le genre que tu ne peux avoir qu’après avoir dormi trop longtemps ! Et pour rappel, ça faisait quand même 100 ans qu’elle pionçait) et que bon, ça se fait pas, on ne se connaît pas Monsieur. Après avoir bien frotté ses yeux et s’être débarrassée des 5cm de croûtes de yeux qui l’embêtait tout en réfléchissant à ce qu’elle faisait là et au pourquoi du comment elle se réveillait avec un type collé à la bouche, notre princesse observa son sauveur.
C’était un Vrai Prince.
Il était beau, sa chevelure resplendissant dans le rayon de soleil qui perçait la fenêtre, des bras musclés qui donnaient envie de s’y blottir, et ses yeux…mon dieu ses yeux !! Un regard sombre et profond, aux cils épais et envoûtants dont on ne pouvait plus se détacher.
Elle continua à l’observer pendant qu’il pérorait, parlant de leur avenir, leurs enfants, de ses futures occupations en tant que femme du futur roi….
Il était Beau…et il le savait.
Prétentieux et arrogant, il était certain de savoir mieux que quiconque ce qui était bon pour l’avenir du pays, alors bien même qu’il n’avait jamais vécu en dehors de son palais, hormis pour aller guerroyer par-ci par-là (toujours pour le bien de son pays évidemment).
Il ne tentait pas de la séduire, persuadé de l’avoir gagnée en triomphant du dragon (qui en fait ne faisait que passer par là et n’avait rien demandé. Il avait joué au mort face à ce petit humain surexcité pour éviter l’affrontement : il était végétarien et ne tenait pas trop à ce que cela se sache). Façon trophée, récompense pour vos hauts faits, vous gagnez un niveau, une nouvelle armure et une femme.
Merci bien.
Elle se raccroche tant bien que mal à une phrase au vol pour essayer de reprendre pied dans la réalité.
Blablabla, m’épauler dans mon travail, blablabla insipide, votre image sera celle de la royauté, blablabla… Hmmmm, ce prince cherche une belle potiche pour gagner l’opinion publique.
« Prince, je…. »
Mais le prince ne l’entend pas, occuper à s’écouter parler lui-même.
« S’il vous plaît, je… »
« Evidement, vous m’offrirez deux fils vigoureux pour assurer la descendance, Emile et Robert »
Manquant de s’étouffer en entendant cela, la princesse commençait à s’échauffer.
« wo le prince ta gueule ! » (en substance)
Choqué par de tel propos dans la bouche d’une frêle et pure jeune fille, le prince se tait, sans pour autant refermer la bouche. Un horrible doute l’assaillit. Cette jeune fille, au vu de ses manières, semble être de petite vertu ! Quelle horreur, quelle femme digne de ce nom ne se réserve pas pour son futur mari ?? Il ne manquerait plus que les femmes croient avoir leur propre vie ! Et puis quoi encore ! Suivre le troupeau, c’est ce que l’on demande aux femmes et aux moutons !
En voyant la tête d’ahuri du prince, Aurore eut soudain la sensation de lire dans ses pensées.
A vrai dire, il n’y avait là rien de très compliqué, ses pensées, ainsi que l’état général de ses réflexions, étaient telles qu’un chiot aurait pu les comprendre. Le prince n’avait jamais réfléchi par lui-même. Il s’était simplement approprié les idées des autres, celles de son époque et de son milieu, sans jamais s’interroger sur leur bien-fondé.
Profitant de ce que le prince peinait à reprendre pied face à cette impertinente princesse qui lui appartenait pourtant, la jeune fille reprit :
« Alors déjà, pour commencer, bonjour je m’appelle Aurore, enchantée (le prince reprit son petit sourire conquérant) par une sorcière il y a cent ans et désenchantée de faire votre connaissance (disparition du sourire et retour de la tête de carpe). Je vous remercie profondément de m’avoir réveillée et vous suis par cela redevable, mais ne comptez pas sur moi pour devenir votre femme. De un, je suis bien trop jeune pour cela, j’ai dormi cent ans, alors je rêve de toute autre chose que de rentrer dans une prison, dorée ou non, de deux, je veux découvrir le monde, et vous feriez bien d’en faire de même, parce que si vous espérez devenir un bon dirigeant, il serait temps d’apprendre à connaître la réalité. Celle des autres, qui ont leur propres aspirations et leurs problèmes. Et ce n’est pas du haut de votre fastueux bastion que vous pourriez connaître la réalité du plus grand nombre. Bref, je vous laisse, fermez la bouche vous allez avaler une mouche. Allez, ciao ! »
Et elle l’abandonna sur place, où il resta pétrifié d’incompréhension, de colère, de stupeur, d’aberration, de rage même, et, il ne savait pas trop pourquoi, d’une vague tristesse qui n’avait rien à voir avec la princesse. Il lui fallu trois jours pour repartir. L’histoire ne dit hélas pas si cette introspection lui fut bénéfique ou non, car cette histoire ne parle que de la princesse.
Et la princesse, après avoir parcouru les terres alentours et connu la vie des gens de l’époque dans laquelle elle s’était éveillée, avait décidé que non, les esprits étriqués des contemporains ne la satisfaisait pas.
Ni une, ni deux, elle reparti dans son lit et se repiqua le doigt au rouet magique.
Cent ans plus tard, le charme agit à nouveau et un nouveau prince la réveilla. Mais au grand désespoir d’Aurore, les mentalités n’avaient guère l’air d’avoir beaucoup changé. Re-rouet, re-dodo, et quelques tonnes de bave plus tard, re-prince, re-prise de bec et re-voyage. Ce petit manège dura quand même cinq cent ans de plus. Jusqu’à l’arrivée d’un prince qui n’en était plus vraiment un, car alors la royauté ne dominait plus le monde et lui même ignorait qu’il était le descendant d’un prince. Il était charmant, véritablement, sa beauté transcendée par une farouche volonté d’améliorer le monde.
Dès qu’il l’eut réveillée, il s’excusa de ce baiser volé. Baiser qui lui avait été inspiré par la magie, même s’il ne le savait pas.
Il se présenta, Jo, peintre et militant, en lutte pour la justesse, à travers l’art et l’action, chevalier des droits universels! Il avait dit cela sur un ton humoristique, avec une grandiloquence exagérée, une main sur le cœur et l’autre dressée vers le ciel, mais la lueur passionnée dans ses yeux prouvait sa conviction intime. Puis il s’enquit de ce qu’elle faisait là, et d’ailleurs, c’est où là ? Il aurait juré qu’hier encore ce n’était qu’un terrain vague.
Aurore lui raconta alors son histoire, concluant ainsi :
« Je suis ravie de vous accepter comme Prince Charmant. J’accepte donc de vous épouser, comme le veut l’histoire, vivons heureux et ayons beaucoup d’enfants ! »
Si un prince comme lui était venu la réveiller, nul doute que l’époque dans laquelle il vivait était beaucoup moins étouffante que celles qu’elle avait exploré auparavant. Elle était maintenant une femme, ayant passé à chaque fois une année à explorer les époques dans laquelle elle se réveillait, donc elle se sentait prête à assumer son rôle d’épouse, aux côtés d’un prince qui, elle en était sûre, ne lui dicterait pas ce qu’elle avait à faire. Elle s’approcha donc de lui pour lui offrir leur premier vrai baiser, la démarche chaloupée, un sourire enjôleur sur ces jolies petites lèvres.
Aussi fut-elle très étonnée lorsqu’il la repoussa.
Gentiment, mais il se détourna et la pris fermement par les épaules pour l’éloigner de lui.
« Je suis désolé, mais moi, je ne souhaite pas t’épouser. De un, quelle idée de vouloir épouser quelqu’un que tu viens à peine de rencontrer, et de deux, ne crois-tu pas qu’il serait temps de t’impliquer dans la vie avec tes congénères ? Parce que c’est bien beau d’attendre en dormant que les autres fassent le sale travail à ta place, mais si tu veux vivre dans un monde merveilleux, y’a du boulot, et toute les bonnes volontés sont les bienvenues ! »
Aurore sent son cœur se serrer, tente de juguler une soudaine montée de gêne, et bientôt de honte.
Puis de colère, d’incompréhension, et, elle ne sait pas très bien pourquoi, de tristesse, qui n’avait rien à voir avec le prince.
« Tu sais, j’ai essayé. Au début en tout cas. Je suis partie à la rencontre des gens, j’ai essayé de les comprendre, j’ai essayé de leur parler de mes idées, mais tout le temps je me heurtais au mur de ma féminité. Personne ne donnait foi à ce qu’ils appelaient les divagations d’une hystérique. Et à force, c’est la mienne qui s’est effritée. Plus le temps passe, plus cela est compliqué. A mon âge, une femme célibataire n’est regardé qu’avec dédain ou pitié »
Et elle fondit en larmes.
Le prince songea à certaines de ses amies, quarantenaires et célibataires, et se dit que, définitivement, aucun de ces mots ne leur aurait convenu. Interloqué et conscient de l’avoir blessée profondément, le prince-qui-ne-savait-même-pas-qu-il-en-était-un se radoucit.
« Mais…tu as quel âge ? »
Elle avait l’air si jeune ! Ce qui lui fut confirmé par un « 21 » mouillé, étouffé dans un pitoyable sanglot.
Le prince prit les choses en mains et entreprit de lui faire un résumé de l’époque actuelle. La princesse fut bien surprise d’apprendre qu’il était possible de ne jamais se marier et de n’avoir aucun enfant, de se construire sa propre vie et de s’appartenir entièrement. Certaine d’être arrivée à l’époque bénie dont elle rêvait, elle souriait béatement. Sentant la jeune fille partir en flèche dans le monde sucré des bisounours, Super-Prince entama le chapitre de la fragilité et de l’incomplétude de toute ces belles choses et dépeint le monde chaotique qui était le sien, où bien d’autres gigantesques combats étaient à mener, en commençant par l’état de la planète. Ahurie des changements arrivés en à peine un cycle de sommeil (cent petites années, là où pendant des centaines d’autres elle n’avait perçu que des changements minimes!), elle se demanda s’il ne lui vaudrait pas mieux se repiquer illico au fouet pour éviter de voir la déchéance. Se couper de la conscience, de la réalité, repartir rêver, se doper d’images imaginaires pour étouffer l’angoisse générée par ce constat.
Mais la remontrance première du prince lui revint à l’esprit, accompagnée du relent de la honte qu’elle avait ressenti face à la justesse du propos. Bien, elle resterait. Et puis, le prince ne lui avait jamais dit qu’elle ne lui plaisait pas. Et lui, il lui plaisait bien, alors elle ferait ce qu’il faut pour le charmer. Ce petit objectif lui mis du baume au cœur, ensoleillant ses perspectives. Le goût de la vie, voilà ce qui serait son moteur, celui pour lequel chaque instant aurait de la valeur, tant de valeur qu’elle y puiserait la force de se battre.
A vrai dire, elle y arriva. Et vécut une belle histoire d’amour avec Jo, le prince-peintre-militant, ce qui était, vous l’avouerez, un drôle de mélange.
Puis elle en vécut une autre, et encore une autre, et plein d’autres belles histoires qui eurent chacune une saveur particulière. Et des combats, et des bonheurs, divers et variés. C’est elle qui m’a raconté ce qui lui était arrivé. Je l’ai rencontrée lors d’une manifestation qu’elle avait contribué à organiser.
Elle écrit des histoires et des manuels d’Histoire, a maintenant 40 ans et plein de pages à écrire encore, sur le papier comme dans sa vie. Je n’en raconterais pas plus pour préserver son intimité, mais sachez qu’elle est heureuse et entourée d’amour. N’oubliant pas l’étrange aventure qui l’a menée à notre époque, elle remercie régulièrement la sorcière qui l’avait endormie de cette opportunité. De vous à moi, dans cette histoire, la sorcière n’était pas mauvaise. C’était juste une femme qui offrait la possibilité à une autre de vivre une meilleure existence.
Pourquoi Aurore et pas une autre, ou simplement elle-même ?
Certains sortilèges ne fonctionnent hélas qu’avec les princesses.
Question de croyance générale. Et en magie, ça compte.
Comment je le sais ?
Je dois vous avouer que j’ai été bien étonnée quand Aurore me conta son histoire car j’en connaissais déjà le début : c’était celle que l’on se transmettait de génération en génération dans ma famille depuis des siècles, celle de la première sorcière de notre lignée, celle qui réussit pour la première fois à maîtriser les forces du temps pour sauver une jeune princesse pleine d’espoir et de rébellion de la tyrannie environnante. La jeune princesse avait interdiction de toucher le rouet, et seul son esprit libre l’avait arrachée à sa triste existence. Car si elle avait obéit aveuglément à la consigne, jamais elle n’aurait pu se libérer de son époque. Même en magie, le libre arbitre ne peut être effacé. C’est par ses choix et par sa curiosité qu’elle s’est sauvée.
Je précise que, de toute les histoires arrivées jusqu’à nous, aucune n’est vraie.
Il n’y avait pas de fées, ni de bénédictions variées, mais seule une interdiction générale aux jeunes filles nobles de filer, car le rouet aurait abîmer leurs charmantes mains que les messieurs voulaient douces et immaculées. Le charme aurait fonctionné sur chacune des petites princesses (elles étaient huit, c’était une époque où l’on faisait beaucoup d’enfants. D’où les fins systématiques des contes) mais seule la petite Aurore passa outre. Elle voulait tout connaître, tout essayer, curieuse de la vie.
C’était un sort simple, né de la volonté de vivre librement, une volonté qui faisait écho à l’esprit du lanceur de sort et de l’ensorcelée. Son sommeil magique plongeait la petite princesse dans une autre dimension, d’où elle ne réapparaissait que tous les cents ans, près d’un prince qui était aussitôt enchanté pour venir la réveiller. Personne d’autre ne pouvait trouver le lit magique (car c’était le lit qui était magique, le rouet n’en était que la clé). Quand au reste du royaume, il ne fut évidemment pas plongé physiquement dans le sommeil comme Aurore, mais, parce que les doctrines avaient pris le pas sur leur réflexion, les habitants sombrèrent dans une période creuse pour l’humanité, tel un sommeil, et c’est ce dont parle la légende.
Je pense vous avoir raconté tous les détails, il est donc temps pour moi de clore.
Je ne sais pas trop si j’avais le droit de vous raconter toute cette histoire, c’est pourquoi je ne signerais pas cette missive. Alors, toi qui en a pris connaissance, saches que la décision de la rendre publique ou non t’appartient.