Périple d’une jeune musicienne qui se cherche (4)

Ceci est évidemment la suite des parties 1 à 3 du roman, pour ceux qui n’auraient pas encore lu le début…qu’attendez vous !

La voie

Silence.

Loin de la ville, assise sur un promontoire rocheux je plonge mon regard dans la vallée qui s’étend sous mes pieds. Une sensation de grande liberté m’étreint, comme à chaque fois où je laisse mon esprit se libérer et vagabonder au travers des délices que mes yeux lui procurent.

Petit à petit, je laisse mes autres sens s’immerger.

Cela commence par ma peau, caressée par le vent froid, en alternance avec les effusions du soleil. Je dirais, d’une certaine manière, que c’est ma douche écossaise. Chaud, froid, chaud, froid… Je pourrais mettre une veste pour me maintenir au chaud, mais je n’arrive pas à sacrifier les câlins de la nature pour cela.

Je continue à osciller.

Puis mes autres sens se réveillent.

Timidement.

Je prends conscience progressivement des sons qui m’entourent. Bien loin du silence dans lequel je me croyais, la symphonie d’oiseaux, ponctuée par le rythme du vent, et quelques lointains bêlements, s’imprègnent en moi jusqu’à en devenir lancinants, mélopée qui me berce. J’inspire profondément, avec un sourire éclatant que je dédie intérieurement au monde qui m’entoure. Seulement alors, je suis frappée de plein fouet par le ballet olfactif, saisissant des bribes d’odeurs qui s’emmêlent, se détachant pour disparaître aussitôt dans le flot, me laissant parfois un nom flottant sur les lèvres -menthe, un souvenir attaché -feu de camp au Portugal, ou un mystère à découvrir -mais quelle est cette odeur ? En poussant mes pérégrinations un peu plus loin, je découvre un fumet que j’associe au fumier, devant venir d’une ferme située en contrebas, qui bien que lointaine, nous offre son présent, porté par le vent. Tout au fond de ce maelström, je trouve une odeur de pluie, qui m’indique que les nuages au loin sont gorgés d’une eau qui viendra bientôt s’abattre sur mon rocher. Mais pour l’instant, il fait beau et je pense avoir encore une bonne heure de plongée dans la beauté lumineuse qui inonde le paysage.

La pluie annonce donc la suite de mon programme de réjouissance. C’est un plaisir différent, nécessitant quelques accessoires pour en profiter pleinement. Une bonne pluie, c’est toujours l’occasion d’une bonne douche en plein air. Encore plus agréable quand cette pluie se concilie avec une chaleur accablante, ce qui est le cas.

Je regarde les hautes herbes danser avec le vent, les insectes volant autour, comme un nuage grouillant et sifflant et laisse mes souvenirs s’imposer à moi pour faire le point.

Voilà déjà (ou seulement, je ne sais pas, le temps est si abstrait) deux semaines que j’ai laissé mon appartement, mes amis de là bas, ma vie citadine -si loin, que je suis arrivée ici et que je ne suis pas repartie. Je n’ai rien décidé, je laisse les jours couler, portée par un courant d’événements et de rencontres qui m’ont mené à ce rocher. Derrière moi, la cabane d’un ami qui est parti 3 semaines « à la ville » comme il dit. Bien sûr je lui ai proposé ma chambre, et il doit être actuellement vautré dans ma baignoire, sous un amas de mousse ultra-chimique.

« Grand bain, petite faiblesse » se plaît-il à dire.

Du coup j’ai hérité de sa cabane, perchée dans un arbre, au sommet d’une magnifique colline, confortable, idéale pour moi en ce moment, qui souhaitait de tout cœur un peu de solitude dans un cadre détonnant. La veille, alors que je pensais profiter du covoiturage pour regagner avec lui mes pénates, je me suis surprise à lui proposer une autre alternative : un échange de logement.

Décision quelque peu brutale pour moi-même, étant donné que je n’avais pas pris la peine de me consulter avant.

C’est vraiment idiot, parce qu’il me plaît bien, moi, ce garçon. Il est mignon, charmant, intéressant…. Bon, soit, la réciproque n’a pas l’air de prendre. Mais ce ne serait pas le premier à ne même pas se poser la question de savoir si je lui plais. On va dire que je ne suis pas la fille que tous les mecs dévisagent en bavant sur leurs pieds quand ils la croisent. Je suis plutôt celle qu’on aime bien, la bonne copine. Puis, on sort avec moi, « parce que t’es cool en fait ». Puis j’en ai marre de sentir qu’il pense « dommage qu’elle ne soit pas plus jolie », alors je les quitte, et là je les entend me dire « pars pas ! Tu es si belle, je suis désolé de ne pas avoir remarqué avant à quel point tu me plais !! »

Pauvres cons.

En repensant à tout ça, je réalise que j’ai bien fait de ne pas partir avec lui. Je réalise que je n’ai pas besoin de courir après quelqu’un qui ne voit pas ma beauté, qui ne voit pas tout ce que l’on pourrait s’apporter. Je ne suis pas à vendre, ni un vendeur.

Je repense à une expérience que j’avais faite, quelques années auparavant. J’étais en couple à l’époque avec un garçon charmant, qui passait son temps à me dire qu’il me trouvait magnifique. Ce que je prenais toujours avec un petit sourire et un grincement au cœur qui me disait « il ne te trouve belle que parce qu’il t’aime ».

C’était une de ces petites voix intérieures que je cherchais à faire cohabiter en moi.

Elle ne voulait croire qu’on puisse vraiment me trouver belle, et me harcelait de pensées négatives, qui me poussaient à réfuter le moindre compliment, et encore pire, à me méfier des gens qui m’en faisaient. Mais un jour, alors que je tentais de discuter avec cette petite voix que je ne définissais pas encore comme étant celle de ma peur, je réalisais qu’en fait, il y avait des gens que j’avais trouvé beaux avant de les connaître, et bien laids après les avoir connus tant ils étaient odieux.

L’inverse était vrai aussi. Mon tout premier copain, je ne le trouvais pas plus attirant que cela lorsque je l’ai rencontré. Mais au bout d’un moment, je riais tellement quand j’étais avec lui que j’ai commencé à le voir autrement. A tel point qu’encore aujourd’hui, quand je le croisais, mon cœur faisait un bond dans ma poitrine tellement son visage me chavirait. Je le trouvais beau, parce que je l’aimais.

Soit.

Donc, si je ne me trouvais pas belle, c’est que je ne m’aimais pas.

Cette petite phrase, pourtant si évidente, a été une révélation. A partir de ce jour, je me suis forcée, tous les matins, à me regarder dans la glace en essayant de m’envoyer de l’amour.  Au début, ce fut difficile, alors j’empruntais mentalement les yeux de mon compagnon, en essayant de faire son amour mien. J’arrivais à voir fugacement une version de moi que je trouvais belle, comme si mes traits changeaient de place. Comme si, au lieu de focaliser sur ce que je n’aimais pas, je découvrais un tas de petites choses que j’appréciais chez moi. Puis, des traits que je trouvais disgracieux donnaient l’impression de se transformer et de devenir attirants. Comme si j’avais trouvé un lexique me permettant de m’interpréter autrement.

J’avais découvert mon mode d’emploi en quelque sorte.

Cela fait des années que je pratique maintenant cet exercice, et ai étendu mon champ d’action sur mon corps tout entier, ce qui est encore plus difficile. Mais une autre petite voix est née de ce moment, une petite voix plus forte, qui m’encourage, qui fait germer une sagesse nouvelle au fond de moi.

Je reviens à l’instant présent, et forte de ce rappel intérieur, je jubile à l’idée des trois semaines à venir, où je n’aurais d’autre soucis que celui de profiter. Ce fameux instant présent, et rien d’autre, aucun désir, irréaliste ou non, de fusion avec un autre être humain. Un bain dans ma source personnelle.

La pluie commence à tomber.

Je file vers la cabane, pour ressortir quelques minutes plus tard en brandissant triomphalement mon savon. Je fais une danse tribale sous la pluie tout en poussant des cris sauvages et en me déshabillant. Pas de voisins proches, si haut sur la colline que pour ceux d’en bas je ne suis qu’une vague silhouette, je profite de ma nudité tout en me savonnant et en chantant.

Bien-sûr, à ce moment-là, quand les marcheurs ont débarqué, espérant sans doute trouver refuge dans la cabane qu’ils avaient du apercevoir au loin, je me suis sentie outragée. Que faisaient là ces gens, arrêtés dans leur élan avec un air ahuri, bouche grande ouverte, tels deux carpes découvrant ce qu’est un pêcheur. Puis la gêne est venue se rappeler à moi.

« oh la honte ! », me hurle-t-elle dessus.

Dur de se débarrasser d’années de logique et d’interdits sociétaux. Oui, j’ai honte. De moi, de mon corps, de mon comportement. Je me trouve idiote, plantée là, avec mon savon dégoulinant sous la pluie, me laissant des traînées blanches le long du corps, se perdants parfois au travers de mes bourrelets. Si j’arrivais maintenant souvent à les trouver mignons, ces bourrelets, à la seconde précise, j’en étais bien loin.

Ridicule.

Mais un sursaut de fierté me sauve la mise, et je plante mon regard dans le leur. Je les harangue d’un air bravache.

« Que faites-vous là ? Je peux vous aider ? »

Je ne saurais jamais s’ils étaient très malpolis ou vraiment choqués, mais ils sont repartis aussi sec sans refermer la bouche, sans pour autant proférer le moindre mot.

Bande de sauvages.

J’ai repris le cours de ma douche sans oublier de bien frotter derrière les oreilles.

………………………………

Lever, café, panorama.

Rituel à la fois si proche et si lointain de mon rituel habituel ! (lever, café, écran de mon ordi)

Une heure plus tard, je me secoue de décide de reprendre un autre rituel que j’avais abandonné depuis longtemps. Le sport. Un peu de cardio, un peu de muscu, et pas mal d’étirements. Commençant apparemment à prendre goût à porter le vent comme seul vêtement, je déroule mon tapis de gym et enlève ma robe. Et puis, me dis-je, ça fera toujours ça de moins à laver.

Tu y réfléchis à deux fois avant de pourrir tes fringues quand tu nettoies tout à la main.

Je sautille dans tous les sens en coordonnant mes pieds avec la musique qui défile dans ma tête.Il faut bien s’habituer à avoir les seins qui « floppent » dans tous les sens quand on a la brillante idée de faire du sport à poil. Je finis par faire mes bonds tout en soutenant les (re)bonds de la masse d’une main.

Par super pratique.

Je passe aux abdos, couchée sur le dos, les jambes en l’air, je plie, déplie, petits battements, grands battements, bref, la classe internationale étant donné ma tenue. Cela manquait certainement de grâce. Cependant, la sueur, non absorbée par une couche de coton protectrice, formait une jolie pellicule aux couleurs chatoyantes sur mon corps.

Prise par une subite impulsion, je décidais d’offrir mon eau a la Terre. Je tends mes jambes à plat sur le sol et roule sur moi-même sur quelques mètres. La terre se collant à ma peau change la couleur chatoyante en traînées de marron épais. Je ris à gorge déployée et met la touche finale en frottant mon visage contre le sol.C’est donc ainsi, à quatre pattes, pleine de terre mais nue comme un ver, me frottant le visage au sol, que le facteur m’a trouvé. Facteur qui ne monte jamais jusqu’ici, la boite aux lettres étant située 200 mètres plus bas, au bout de la piste. Mais il avait un colis. Un recommandé. Pour moi.

Personne ne sait que je suis ici mais je reçois un recommandé. Personne ne monte jamais ici, mais forcément, lorsque je décide de vivre nue et enjouée en secret dans mon havre de paix, tout le monde le sait. Je crois qu’à cet instant, un bus de touristes accros à l’appareil photo s’arrêtant devant moi ne me ferait même plus aucun effet.

Je suis blasée.

Atterrée.

Je rassemble les lambeaux de ma dignité et me lève pour réceptionner mon colis. Le facteur, lui, a l’air plutôt ravi. Apparemment, la terre et les bourrelets de lui font pas peur. Ni l’air de folie douce qui doit émaner de moi.

Du coup, c’est moi qui me méfie.

Je prends mon colis, signe le reçu et le regarde partir comme si tout cela n’avait aucune importance. Je rentre dans la cabane et descend à l’étage rejoindre le tuyau et la vieille poubelle géante qui sert de salle de bain. Un coup de jet, je me rhabille et monte ouvrir le mystérieux colis. Grosse surprise quand je trouve un ensemble de sous-vêtements sexy deux fois trop petits pour moi. Je cherche l’adresse de l’expéditeur. C’est la mienne. Je commence tout juste à comprendre lorsque mon téléphone se met à vibrer

Je décroche.

 « oui, c’est moi ! J’ai oublié de te prévenir, le facteur va passer te déposer un colis, je l’ai mis à ton nom pour être sûr qu’il arrive.Ne l’ouvre pas, c’est un cadeau pour ma voisine ! »

Je lui raccroche au nez, dépitée. Le téléphone vibre à nouveau, j’envoie sur mon répondeur. Il vibre encore une fois, je le coupe et voilà. Je ne suis là pour personne. Enfin, je décide de résister à l’impulsion qui me pousse à me remettre à poils, parce que j’ai vraiment envie de rester seule et qu’apparemment un flash info spécial préviens tout le monde dès que j’enlève mes vêtements. Il n’est même pas onze heure et j’en ai marre de cette journée.

Je retourne me coucher.

A mon réveil, la chaleur accablante m’indique qu’il doit être pas loin de 16 heure. J’ai la loose, pas envie de quoique ce soit. Je me roule un pétard, enquille une première bière, une seconde, emmène la troisième sur mon rocher. Je laisse la fumée s’enfuir avec le vent et lui souhaite bon voyage. Mes yeux dérivent d’un bout à l’autre du ciel, s’arrêtent sur un aigle majestueux qui plane au-dessus de moi. Je lui envie sa liberté, aimerais pouvoir voler.

Peut-être n’est ce que l’affirmation de mon désir de survoler mes problèmes.

Je repense à mon bûcheron, actuellement dans mon appartement, qui pense à s’envoyer de la lingerie affriolante pour sa voisine. Voisine qui pourtant, à l’écouter, n’est pas une personne qu’il apprécie plus que ça étant donné leur vision du monde si éloignée. Il aime la vie en plein air, la nature, les solutions alternatives. Elle apprécie le shopping, les intérieurs bien nets et son rendez-vous mensuel chez l’esthéticienne-coiffeuse-manucure du coin. Cela dit, personnellement, je l’aime bien. Elle fait attention à ce qu’elle utilise, et est tellement passionnée qu’elle crée maintenant des produits de beauté naturels. En plus, c’est une super cuisinière, et elle adore les romans de fantasy. C’est juste que mon bûcheron, il aime bien ses bottes boueuses et passe son temps à prôner la beauté naturelle. Sans produits, sans maquillage, sans quoique ce soit de plus. La beauté naturelle, dans produits, naturels ou non. Le vrai, le simple. Le naturel.

Alors, pourquoi des dessous ?

Mon esprit embrumé par l’alcool voit des strings rouges et des soutiens-gorges clinquants danser la gigue devant moi. Pourquoi ? Je m’attarde quelques instants sur l’absurdité bien-pensante du mot « soutien-gorge » et revient rapidement à mes lamentations. Pourquoi ?

Soutien-gorge, franchement, ça fait plus penser à une minerve.

Pourquoi ? Je m’arrête brutalement de me plaindre mentalement en réalisant deux choses. Premièrement, il n’est même pas en situation de drague avec cette jeune fille et lui achète des dessous aguichants.

Quel type de mec fait ça ?

Il redescend dans mon estime. Je suis du coup très triste pour la voisine, encore inconsciente du fait que lorsqu’elle croise son voisin, il l’imagine en poupée dédiée à ses désirs de mâle.

Quel type de mec fait ça ?

Tous je crois. Ils redescendent en bloc dans mon estime.

Deuxièmement, mais quel hypocrite ! Il faudra que l’on m’explique comment l’on peut clamer à tout va que l’on aime les filles naturelles quand on fantasme sur une fausse blonde très maquillée, bien épilée, en dessous rouges, à dentelles et froufrous divers. Bien-sûr qu’elle est jolie ! Mais pas…naturelle ! Mon cerveau commence à faire un nœud, alors je décide d’aller me balader dans la montagne pour déconnecter de ses effroyables pensées. Une petite boucle d’une heure devrait me détendre.

………………………………….

Je marche maintenant depuis plus de quatre heures. J’ai peur de me perdre, alors je refais inlassablement la même boucle. Je marche, marche, marche. Que je déteste marcher.  En plus, il fait quasiment nuit maintenant. J’aurais du rejoindre la cabane depuis une bonne demi-heure.

Merde.

J’ai quand même réussi à me perdre. Sur une boucle que j’avais déjà parcouru trois fois. Je pousse un soupir inutile. L’effet post-alcoolisation fait son effet. Je meurs de soif. Je finis ma bouteille d’eau. Re-soupir. Je n’ai plus d’eau, je suis perdue et je n’ose plus avancer, ne sachant si je m’éloigne ou me rapproche de ma destination. Les bruits de la vie nocturne me font peur. Je me lève d’un bond et repars au hasard. Tout droit. Je marche tout droit. Qu’importent les buissons, les ronces et les arbres échoués qui se sont donnés le mot pour joncher mon chemin.

Tout droit, je devrais bien arriver quelque part.

Un instant d’éternité plus tard, je débarque dans une ferme. Il y a là quelques voitures abandonnées, mais pas âme qui vive. Je sonne, pas de réponse. Il se met à pleuvoir et je suis fatiguée. Satanée journée, j’aurais mieux fait de rester au lit. Je me mets à rêver. Une cheminée, un bon plat chaud, des bras aimants et accueillants. Je rêve ma vie et suis bien loin de vivre mes rêves. Je ne sais même pas si mes rêves sont réellement les miens.

Il pleut et je suis fatiguée.

En désespoir de cause, j’essaye d’ouvrir une carcasse de voiture qui a l’air encore en pas trop mauvais état à l’intérieur. Coup de chance, ce n’est pas verrouillé. Je me glisse dedans et m’enroule dans une vieille couverture providentielle qui sent le moisi et le chien mouillé. Un chat sorti d’on ne sait où a du rentrer avec moi et se met à se blottir contre moi en ronronnant. J’aime pas les chats. Il ronronne de plus belle pour m’amadouer. Je me dis qu’il me tiendra peut-être chaud et le laisse dormir avec moi.

Ah le salaud.

Il avait des puces.

Je me réveille ankylosée et pleine de boutons qui me démangent. Chez les puces, hier soir, c’était buffet à volonté. Je sors de la voiture et m’étire au soleil, encore étonnée que personne ne soit venu me déloger en pleine nuit en me hurlant dessus.

– Bien dormi ?

Je me retourne en sursautant pour tomber nez à nez avec un homme d’une cinquantaine d’années qui m’observe en se retenant, plutôt mal je dois dire, de me rire au nez. Il pouffe. Je crois qu’il se moque de moi. Bien décidée à lui montrer qu’on ne m’impressionne pas, j’inspire un grand coup avant de lui répondre :

« voui, merci », d’une toute petite voix timide.

Loupé. Le gaillard n’en peut plus selon toute évidence et explose de rire.

« allé, viens te réchauffer à l’intérieur. J’ai fait du café. »

Je le suis docilement et entre dans la ferme. C’est un bâtiment miteux, une ancienne bâtisse fière et solide qui accuse son âge depuis maintenant bien longtemps. Je rentre dans une pièce au mobilier sommaire, mais dégageant une impression de chaleur humaine.  Quelques fleurs des champs garnissent des verres à liqueur disposés aléatoirement. Ils donnent l’impression d’avoir été posés là en attendant de leur trouver une place, mais que par la force du temps, cet endroit était devenu le leur.

Deux tasses fumantes nous attendent sur la table, preuve évidente du fait qu’il avait conscience de ma présence.

Un déferlement de gratitude m’envahit et je m’installe à la table, suivie par mon hôte, et nous nous délectons du breuvage réconfortant. Une fois réchauffée, je m’intéresse à ce qui m’entoure. J’ai l’impression d’avoir fait un bond dans le passé. Un vieux four à bois, de la fonte, un poêle à bois, et cette sensation similaire à celle que l’on a lorsque l’on visite un musée.

Je suis émue.

Je lève les yeux sur mon hôte et me décide enfin à parler.

« merci »

Il me sourit et se replonge dans son café. Je réalise qu’il à du me voir en rentrant et chez lui cette nuit et qu’il m’a laissé dormir. Qu’il a laissé quelqu’un vivre chez lui sans à-priori.

Il ne faisait pas très froid, dormir dehors ne me ferait pas de mal, et j’aurais sûrement été très effrayée s’il m’avait réveillée au milieu de la nuit. Alors je sourie à mon tour, puis me met carrément à rire. Il me regarde un instant étonné puis se met à rire lui aussi. Un moment intemporel, où sans mots, sans connaissance l’un de l’autre, nous fusionnons dans une compréhension instantanée.

Je me sens bien.

Je déguste la fin de mon café à petites gorgées dans rien dire, un sourire un peu dément toujours collé à mon visage. Le reste peut bien attendre.

Je suis bien.

Un café plus tard, mon nouvel ami est le premier à sortir de son mutisme.

« alors petite, c’est quoi ton histoire? »

Je reste le regard collé au fond de mon café, engluée dans ma gêne, n’osant avouer que je me suis perdue sur un trajet que je connaissais bien, et encore moins les raisons qui m’avaient poussé à cette marche excessive. Je lève tout de même la tête et me fixe sur ses yeux. Je détaille mon vis-à-vis. Il me fait penser au grand-père d’Heidi. Je fais un tour de la pièce d’un coup d’oeil, m’attendant presque à voir débarquer une petite fille nattée et pleine de vie. Le vieux reprend :

« alors, y’a un garçon derrière tout ça n’est-ce pas ! On a voulu se défouler pour oublier et on s’est perdue ? »

Au secours ! Je suis arrivée chez un omniscient ! Peut-être suis-je morte et qu’en fait, toute cette histoire, c’est un de ces trucs post-mortem, et que Dieu existe vraiment. Voilà, c’est ça, je suis morte dans cette carcasse de voiture, et là, je prends un café de l’espace avec Dieu qui a la tête du Père Noël. Je baisse les yeux sur mon corps qui a quand même l’air fichtrement réel et me tâtonne les genoux d’une main sceptique.

« Je m’appelle Dieu, mais ch’ui pas l’grand patron fillette ! »

Je suis à la fois étonnée et soulagée. Chouette, je suis vivante. Dingue, ce mec est définitivement omniscient. Incroyable, il s’appelle vraiment Dieu !

Une lueur malicieuse danse au fond de ses prunelles.

Ah, il est encore en train de se payer ma tête. Qu’à cela ne tienne, pour moi, maintenant, ce mec s’appelle vraiment Dieu. J’aime bien donner des surnoms aux gens qui m’entourent.

C’est plus simple.

Tout en racontant mon histoire, je picore dans l’assiette de biscuits qu’il a fait apparaître, grâce à ses super-pouvoirs sans doute vu que je ne l’ai pas vu se lever. Rien ne m’étonnerait de lui, encore moins des capacités surnaturelles. Il ne dit rien, se contentant de m’écouter en hochant la tête de temps à autre tout en mastiquant indéfiniment un morceau de biscuit. Il fait tomber les miettes qui avaient trouvé refuge dans sa barbe foisonnante d’un geste nonchalant, se lève, et reviens avec un album. Il me montre la photo d’une femme souriante, bien en chair et très poilue, en train de tirer la langue à l’objectif.

« C’est mon épouse quand elle avait à peu près ton âge. C’était une autre époque. On avait d’autres mœurs. Et elle et moi, on vivait en communion avec la nature. On recherchait une liberté dont on espérait qu’elle serait acquise aux suivants. On espérait un avenir sans trophées, sans besoin d’épater ses amis. Les conventions sociales étaient fortes et l’on voulait les abolir. Mais il semble qu’avec le temps, les choses sont devenus encore plus compliquées. Les médias, magazines, télé, amis, on en demande beaucoup à votre génération. La femme trophée, la femme sociale, celle que l’on montre comme exemple pour se former en tant que jeune fille, celle qui montre avec qui l’on doit se montrer en tant que jeune homme, est bien loin de ce que certains apprécient. Mais ils n’ont plus le droit d’avouer s’ils aiment les rondeurs à empoigner, s’ils n’aiment pas le maquillage, s’ils préfèrent les femmes à la masse musculaire supérieure à la leur ou que sais-je encore.

Les poils aux hommes, et la peau de bébé aux femmes.

Sinon, comment bien cliver le monde ? Les petits garçons d’aujourd’hui grandissent en croyant que les femmes n’ont naturellement pas de poils. Ne sois pas trop prompte à les juger, ils sont plus à plaindre. La douceur d’une toison féminine, ce moment où l’on sait que l’on approche du trésor tant convoité leur est inconnue, ils n’auront peut-être jamais la chance d’aimer une femme dans son intégrité la plus complète, comme elle est réellement en dehors de toute projection fantasmagorique. Moi, ce que j’en vois, c’est qu’ils restent condamnés à aimer des…gazelles à cuisses de poulet. »

Il s’est levé sur cette conclusion incongrue et à ranger son album. J’ai réalisé ce qu’un si long discours avait dû lui coûter. Il n’avait pas l’air très bavard. Je me suis levée à mon tour et ai nettoyé nos deux tasses dans l’évier en pierre. En silence et en méditant sur ce qu’il venait de me dire. Je pense à mon bûcheron, plongé dans une ville pleine de tentations, pleine de boutiques aux vitrines engageantes, aux mannequins taillés pour indiquer à tous à quoi ressembler et avec qui s’assembler. Un homme convaincu d’aimer les femmes simples, absolument pas préparé à affronter la jungle urbaine et ses dangers. Un homme plongé sans préparation, sans défense, dans un monde où tout le monde se ressemble, où tout le monde suit les mêmes règles. Il s’est imprégné malgré lui de standards qu’il n’était pas prêt à appréhender. Je l’imagine, les yeux grands ouverts, un agréable malaise gonflant dans son pantalon, scotché devant une vitrine spécialement étudiée pour optimiser les impulsions de désir, entrant dans la boutique où les petites culottes lui faisaient de l’oeil. Je l’imagine, repensant à son pays, et associant immédiatement la seule personne de son entourage correspondant à ces critères inconnus.Je l’imagine, très gêné, tel un zombie dans la boutique, pour ressortir sans trop savoir comment tout s’était déroulé, avec une petite pochette rose à rubans à la main. Et pour finir, ne sachant que faire du paquet, il décide de l’envoyer chez lui, n’arrivant plus à assumer l’objet du délit, en recommandé, pour être sûr que personne n’ouvre ce paquet, oubliant bien sûr que me prévenir tellement il était troublé.

Ma petite fiction m’apaise, je range les tasses que je viens d’essuyer sur la petite étagère branlante où trônent leurs semblables. Dieu revient et me sourit. Je lui prends les mains et le remercie chaleureusement.

« Me remercies pas gamine, t’avais juste besoin qu’on te remette sur le bon chemin. Et en parlant de chemin…. »

Il me tend une carte de randonnée de la région et une lampe frontale « pour la prochaine fois ». (comment ça la prochaine fois??) Je vois à sa tête que c’est un cadeau et que ce n’est pas la peine de refuser. Je le remercie encore une fois, l’invite à passer à la cabane quand il le souhaite ces trois prochaines semaines et repars en suivant les indications qu’il avait eu la bonté de mettre sur la carte. Dieu est décidément omniscient.

Comment a-t-il su où j’habitais ?

Je profite du trajet pour entamer une discussion avec moi-même. A force d’écouter la voix que je surnomme maintenant en permanence Peur Bleue, je me retrouve dans des situations d’urgence émotionnelle que je ne maîtrise pas toujours.

« comment veux-tu que je fasse autrement !, claironne Peur Bleue pour se défendre, je suis bien obligée de faire ça pour nous protéger ! »

Je soupire et tente de lui expliquer que ce sont justement ses excès qui nous plongent dans des situations pareilles. Autant parler à un mur, et lorsque Fleur Bleue s’y met, la partie de niaiserie non assumée en moi et qui croit au Prince Charmant (notez bien la majuscule qu’on entend très bien dans sa façon de le dire), arguant que c’était justement tout ces déboires qui rendaient notre vie si romantique -pffff, je décide d’abandonner la conversation et me retire dans un coin plus tranquille de mon esprit. Je débranche le système et je plonge dans mon environnement, la forêt, ma respiration, la sensation qui se déroule sous mes pas. Je me centre sur le ressenti que cela me procure, sur le craquement des premières feuilles mortes sous mes pieds, des couleurs de ce tapis où se mêlent les verts et les marrons dans un mariage harmonieux. Cette petite discipline de l’esprit porte ses fruits, et mes divers alter-ego se la bouclent enfin.

Soulagement. De vrais gamins.

Tout en cheminant ainsi, j’arrive à la cabane et me laisse tombée, épuisée sur le canapé du salon. Je me sens fiévreuse. Je regarde les réserves d’eau potable et me note mentalement d’aller les remplir à mon réveil. Je sombre aussitôt dans le sommeil. A mon réveil, le jour est en train de se lever. J’ai dû dormir une vingtaine d’heures d’un bloc. Je crois que ça ne m’était jamais arrivé. Je plie au sacro-saint-rituel du matin et vais déguster mon café sur mon petit rocher.

Je me laisse aller au plaisir des caresses du soleil, et afin d’en profiter sur tout mon corps, me remet toute nue. Après quelques instants angoissants où je m’attends à voir débarque quelqu’un pour me surprendre, je me détends. Apparemment, personne n’a fait de flash info édition spéciale nudité aujourd’hui.

A partir de ce moment-là, les jours se sont succédés avec cette calme routine, ponctuée par les visites  impromptues de Dieu qui me faisaient toujours plaisir. On ne parlait pas beaucoup, buvait du café, appréciaient notre compagnie réciproquement. J’étais de plus en plus souvent nue quand j’étais seule sans que cela ne me dérange, et il n’était pas rare que ce soit dans mon plus simple appareil que les rares personnes passant dans le coin me trouvaient. Je me nouais alors un simple paréo autour du cou pour préserver la pudeur des autres plus que la mienne, et apprenait à accepter et aimer mon corps, grâce à cette nouvelle lubie. Je me sentais pour la première fois en phase avec moi-même, pleine d’amour pour mon incarnation de chair. Je m’acceptais peu à peu et ressenti pour la première fois l’unité de mon corps et de mon esprit.

C’est à ce moment-là que Boule de Poil est arrivé dans ma vie.

Je rêvassais doucement sur mon rocher quand un tout petit chiot noir est venu s’installer sur mes genoux. Je regarde autour de moi mais aucun être humain ne l’accompagne. Au premier regard je sens mon cœur chavirer. Je devine un grand besoin d’affection et de protection chez le nouveau venu à quatre pattes. En une fraction de seconde, je sais que ma vie vient de prendre un tournant. Je ne suis plus seule et quelqu’un a besoin de moi. Je le prends dans mes bras et passe ma main sur son corps touffu, émerveillée par la douceur de ce premier contact. Boule de Poil devient mon confident, mon ami, et je me donne le rôle de protectrice. Ce fut le début d’une longue et nouvelle aventure.

Les jours suivants, je passais des heures à le regarder, inépuisable source de joie, avec des moments de franche rigolade lorsqu’elle s’acharnait sur de vieilles sandales appartenant à mon bûcheron. La chaussure devenait gazelle et ma petite Boule de Poils s’amusait à incarner le terrible prédateur en train de chasser sa proie.

Du haut de ses 20 cm, c’était du plus haut comique.

Je ne pouvais m’empêcher de penser à mon retour, à la réaction de mes colocs et au fait que là-bas, on ne sera pas en plein air, ce qui impliquaient beaucoup de sorties au parc. Pensées somme toute stériles étant donné qu’il était bien trop tard pour changer d’avis. Le choix était fait. D’ailleurs, pour être totalement réaliste, je n’avais pas eu de choix à faire. Boule de Poil était un dictateur, soyons clairs, et je n’avais absolument rien fait pour l’empêcher de s’incruster dans ma vie.

J’étais définitivement perdue, et j’en étais ravie.

Il ne restait plus que quelques jours avant le retour de mon bûcheron, du moins le pensais-je, car j’avais totalement perdu la notion du temps. Je n’avais pas rallumé mon téléphone depuis le jour du colis et pour être tout à fait franche, j’avais même oublié que j’avais une autre vie en dehors de celle que je vivais en ce moment, une vie où j’avais un téléphone que j’utilisais de surcroît quotidiennement. Mes journées étaient rythmées par les ballades et les câlins avec Boule de Poil, les visites de Dieu qui avait immédiatement adopté notre petit foufou, et qui venait toujours avec un des merveilleux gâteaux préparés par sa mystérieuse femme que je n’avais jamais eu l’occasion de rencontrer. J’avais de longs conciliabules avec moi-même et chaque jour était marqué par de nouvelles découvertes personnelles. Je commençais à me préparer intérieurement à mon départ, d’assimiler toute ces sensations pour me permettre de les retrouver en moi lorsque je serais à nouveau remisée dans mon appartement. J’étais en pleine mue et je comptais bien faire peau neuve avant de partir de mon petit paradis.

Lever, café, panorama, auquel se rajoutent maintenant les diverses pitreries de Boule de Poil.

Je suis en train de lire au soleil, nue comme à ma nouvelle habitude quand j’entends un grognement qui me fait tressauter. Je lève les yeux et vois, au-dessus de ma tête, mon bûcheron qui m’observe.

En contre-plongée et à l’envers, il a l’air vraiment, vraiment impressionnant.

Même s’il a l’air vraiment, vraiment interloqué.

Je me lève d’un bond et me dresse face à lui.  Ses yeux restent bloqués sur les tressautements de ma poitrine et c’est en vain que j’essaye d’attirer son attention. Il est perdu. Tentant le tout pour le tout, je prends la situation en main. Littéralement. J’attrape un sein dans chaque main et me met à les faire parler, comme des marionnettes.

« et oh, la patronne la haut, elle essaye de te parler ! »

Il cligne des yeux quelques fois et arrive les fixer dans les miens. Il tressaille en leur plongeant dedans et me sort subitement :

« tu rallumes jamais ton téléphone sinon? »

Je reste à mon tour interloquée. Bon sang, c’est vrai que je lui ai raccroché au nez il y a trois semaines et suis injoignable depuis. Je lui mens sans hésiter.

« j’avais plus de batterie et j’ai oublié mon chargeur chez moi. Bonjour sinon. Ca va ? T’as pas fait cramer mon appart ? »

Silence qui s’éternise. J’attrape mon paréo. Il a l’air soulagé. La tension baisse imperceptiblement, même s’il continue à serrer son sac contre ses jambes. Il ose à nouveau laisser ses yeux se poser ailleurs que sur le sommet de mon crâne. Je pense que c’est pour ça que certains hommes en veulent aux femmes. Ils n’assument pas l’effet qu’elles leur font, ils doivent se sentir en position de faiblesse à ce moment-là, d’où leur quête effrénée pour les dominer.

« Tiens, tes clés »

« merci »

Silence qui revient à la charge.

Minutes qui s’égrainent.

Un coup de vent soulève mon paréo l’espace d’un instant.

Mon bûcheron s’anime et me raconte précipitamment son séjour. J’arrive à tirer quelques renseignements de ce déballage incohérent. Tout va bien pour mon appart, la cohabitation avec mes colocs s’est bien passée et son séjour a porté ses fruits.

Parfait.

Il se tait aussi subitement qu’il a commencé.

Silence qui devient pesant.

Il sursaute lorsque Boule de Poil, de retour d’une de ses explorations, le charge et tente de lui sauter dessus en faisant des bonds a répétition. Le fait qu’il ne saute pas plus haut que les genoux de sa proie d’entame en rien sa résolution et sa détermination. Bûcheron a l’air de celui qui se demande s’il s’est bien réveillé ce matin-là ou s’il n’est pas en plein rêve. Je fais les présentations en empoignant le chien et en le lui fourrant dans les bras, où il se fait un devoir immédiat de lui lécher toute zone de peau à portée de sa petite langue baveuse. Ces démonstrations d’affection humides finissent de réveiller l’homme et fait disparaître peu à peu le malaise. On explose d’un rire à la limite du nerveux qui se transforme au fil des minutes en rire tranchant et franc, jusqu’à devenir un fou rire exaltant et infini. Un bon quart d’heure à se tenir les côtes nous débarrasse définitivement de toute rancœur et nous tournons la page sur nos petits malentendus. Dieu arrive à ce moment-là, les mains chargées de victuailles. Je m’apprête à faire les présentations, et m’arrête en plein élan. A voir leurs têtes, ils se connaissent.

« salut p’pa »

« ‘lut fiston »

Face a face, impassibles, ils se regardent, et seuls leurs yeux expriment l’amour infini qu’il se portent. Et moi, pendant ce temps, j’ai l’impression que mon sang s’est transformé en rivière de glace, pour finalement disparaître de mon corps. Je repense aux confidences que j’ai faite ces dernières semaines et me sens mal à l’aise. Bon, la détente n’aura pas duré très longtemps cette fois. Boule de Poil ne faisant pas mine d’avoir une nouvelle idée pour percer une nouvelle fois l’abcès qui vient de nous tomber dessus, j’empoigne énergiquement la tarte des mains de Dieu et je me replie dans la cabane pour faire du café. J’en profite pour me rouler nerveusement un pétard et pars le fumer sur mon rocher. Je fourre au passage une tasse de café dans les mains de chacun et vais m’installer sans un mot, Boule de Poil se posant à mes pieds, et les hommes chacun d’un côté. La tarte tourne et se fait dévorée dans un silence religieux et lorsqu’il n’en reste plus une miette, je me lève et leur annonce mon départ.

« merci pour tout, je ne vous oublierais jamais. A plus qui sait. »

Une rapide bise au fils, une accolade au père, mes sentiments à transmettre à madame, et hop, je les abandonne sur le rocher. Boule de Poil me suit, j’attrape mon sac à dos dans la cabane, réunit les quelques affaires éparpillées et pars sur la piste menant à la route afin de faire du stop. Je sens les larmes monter plus je m’éloigne, tente de les juguler sans résultat. Les larmes se transforment en boule qui se coince dans ma gorge, dans mon estomac, et explose finalement en gros sanglots rauques qui me font hoqueter dans une espèce de râle haletant. Je finis par m’arrêter et m’affaler au pied d’un arbre, les bras autour de mes genoux et le visage enfoui dans la petite cavité qu’ils forment. Je ne sais pas combien de temps je suis restée ainsi, mais lorsque j’ai senti des bras enlacer mes épaules et me donner une impulsion pour me lever, je me suis laissée faire.

Je me suis laissée faire lorsqu’il m’a installée dans son lit.

J’ai commencé à me réveiller lorsqu’il a tenté maladroitement de me déshabiller.

Ses yeux m’ont parlé et je lui ai rendu ses caresses.

J’ai arrêté de penser, aux colis postaux, à l’avenir, au passé, au poids des images incrustées en nous, j’ai arrêté de penser et je l’ai embrassé. J’ai recommencé à pleurer lorsque nos deux corps se sont séparés, repus et épuisés. Mais ces larmes étaient chaudes et douce, reflet de ce que m’apportais ce moment éphémère, conclusion de cet instant hors du temps. 

Rituel du matin partagé, puis nous partons à la recherche de champignons en prévision du repas de midi. Je vais enfin rencontrer Madame Dieu, et je suis impatiente de connaître une femme qui a épousé un bonhomme aussi charismatique et engendré un spécimen tel que mon bûcheron. Je ne loupe bien sûr pas l’occasion de démontrer mon inculture en matière de culture, de cueillette et autres spécificités de la vie à la campagne. Je manque de nous empoisonner en ramassant divers champignons toxiques et confond les poireaux avec les choux et la rhubarbe. Je brille par ma naïveté en « gagatisant » devant les poussins avant qu’il ne leur tort le cou en me jetant un regard étonné lorsque je pousse un cri.

« tu n’avais pas eu la puce à l’oreille quand je t’ai parlé de poussins rôtis ? »

Non, effectivement, je n’avais pas poussé l’association d’idées plus loin. Peut-être même avais-je oublié le rapport entre mon assiette et la matière première. Surtout quand cette matière première est de mignons petits poussins que je nourrie depuis trois semaines et qui étaient encore bien vivants un instant auparavant.   Pour résumer, je donne la preuve que si l’on m’abandonne dans la nature sans le nécessaire de survie, je ne tiendrais pas un jour. Cela dit, je pense qu’il devait déjà s’en douter si son père lui a raconter l’histoire de ma perdition d’il y a trois semaines…. Et me voilà, deux heures plus tard, tiraillée entre le souvenir des petites bestioles et le fumet qui s’échappe de la cuisine, me faisant saliver malgré tout. Je me suis échappée au moment de les plumer et mon bûcheron a eu l’air de trouver ça hilarant.

Pour me détendre, j’attrape mon accordéon et pars jouer sur mon rocher, réalisant au passage que je n’ai pas touché mon instrument depuis mon arrivée. Je n’ai pas vraiment envie de travailler mon instrument mais ai envie d’entendre son son et de sentir mes doigts se délier sur lui. Pour la première fois, en ce jour, voulant fuir les poussins qui m’accusaient, le miracle s’est reproduit. J’ai laissé mes doigts se balader sur le clavier, laissé les sons guider mes doigts, laissé mon âme voguer sur les routes de la créativité et suis partie dans une dizaine de minutes de transcendance exaltante.

Alors que mes premières créations à la guitare, me laissèrent une impression fugace, comme si le moment de la création n’avait duré que quelques instants, ce premier lâcher-prise à l’accordéon a un goût d’éternité.

J’ai découvert la guitare sur un coup de tête, et c’est ce qui m’a permis de m’ouvrir à la création. Mais là, je venais de découvrir le plaisir d’entendre les choses et de pouvoir les jouer. Ce n’était plus la surprise du son qui me guide, mais la concrétisation des mélodies qui hantaient mon cerveau. La guitare m’a permis de tâtonner dans le monde des idées, l’accordéon m’a permis d’y voler. J’en viens à chanter pour accompagner mon accordéon, dans un état de fébrilité qui accélère les battements du mon cœur et me rend éthérée, planant au-dessus de la réalité, sublimant encore ce moment, le paysage, et les sensations qui en découlent.

Bien sûr, je crois mourir de peur lorsque, quand je m’arrête, un tonnerre d’applaudissements troue l’instant de silence suivant la fin de ma transe. Je me retourne et tombe nez à nez avec Monsieur et Madame Dieu, ce qui jusque-là reste assez normal vu qu’ils étaient attendus pour manger, mais aussi une quinzaine d’enfants et leurs trois accompagnateurs que je n’avais jamais vu.

Je reste abasourdie par cette foule et m’étouffe en avalant de travers.

Maintenant rouge comme une tomate, je tente de trouver un peu d’air le plus dignement possible tout en assumant les regards à la fois gênés et inquiets de tous ces gens sortis du néant. Comme s’ils obéissaient à un ordre invisible et muet, l’essaim se disperse et je reste seule avec Madame Dieu qui me tapote doucement le dos. Je lui fais signe que tout va bien et reprend lentement la maîtrise de ma respiration. Elle me prend par la main avec un grand sourire et nous nous tournons face à la vallée. Et nous avons fait exactement l’inverse de ce que je vivais avec son mari.

On a parlé, parlé, parlé !

Tant et tant que nous ne nous sommes arrêtées que lorsque les hommes ont crié, voir beuglé, un tonitruant « à table ! » Les enfants et leurs accompagnants ont disparus. A croire qu’ils n’étaient passés par là que pour me voir m’étouffer.

Le repas est délicieux et je m’attaque sans vergogne aux poussins rôtis, me disant vaguement que je suis sans pitié. Après le repas et sa culminante apothéose, la délicieuse tarte ramenée par Madame Dieu, nous ressortons boire un café au soleil. J’empoigne mon accordéon et les gratifie de quelques morceaux que j’avais appris cette fois-ci. Notre groupe de gamins se matérialise autour de nous, comme s’ils attendaient, cachés dans les buissons, que la musique reprenne. L’après-midi se déroule dans la joie, les rires et la bonne humeur. J’apprends que le groupe d’enfants est une sortie nature venant du centre d’animation de ma ville, et l’on décide que je repartirais avec eux. Une partie de moi souhaiterais rester, et profiter encore un peu de ces moments partagés avec mon bûcheron et ses parents le couple Dieu. Je ne sais pas qui en moi me parlait, mais cette voix envoûtante me poussait à me plonger dans une vision idyllique où je filais le parfait amour dans ce petit paradis.

L’autre voix était plus amère, mais, je le savais, aussi plus réaliste. Cette petite voix, bien que discrète car sachant que je ne voulais pas l’écouter, me soufflait qu’il était temps de repartir si je ne voulais pas mettre fin au rêve. Car la réalité ne pouvait qu’être en dessous de tout ce que j’imaginais. La rancoeur, la déception et l’incompréhension me pendait au nez si je voulais insister pour faire durer le moment. Je savais que mon amour irrationnel pour cet endroit et ses habitants ne tiendrait pas face au quotidien, à la réalité. Dieu devait rester Dieu, et mon bûcheron continuer à remplir mes rêves et mes fantasmes. Il resterait mon ami, celui sur qui je pourrais rêver d’amour lorsque je vivrais des déceptions, celui qui me remontera le moral quand j’aurais du vague à l’âme. Et pour que toute cette histoire reste aussi magique que cela dans ma vie, je devais partir en pleine apogée.

Je devais faire taire mon frénétique besoin d’amour.

Au fond de moi, je savais que nous n’étions pas faits pour être un couple. Même si les émotions ressenties étaient tout à fait sincères, nous n’étions pas les deux partenaires choisis pour avancer sur deux chemins parallèles. Et mon chemin de musicienne s’était rappelé à moi en m’offrant ce nouvel élan accordéonesque. Pour la première fois, j’ai su partir sans désespoir, en sachant au contraire que ce départ n’était qu’un début. J’ai su ne pas m’accrocher désespérément à une histoire dans laquelle j’aurais mis tous mes fantasmes, faisant taire cette petite voix intérieure qui tentait de me crier de partir sans réussir à dépasser le chuchotement. J’ai su tendre l’oreille pour écouter celle qui ne me voulait que tu bien.

J’ai su m’écouter et m’envoyer assez d’amour pour ne pas avoir de réaction désespérée.

Un tour de bisous et d’accolades, avec le sourire cette fois, puis j’empruntais le chemin de terre qui rejoignait la route avant de monter dans le bus qui me ramènerait chez moi. De toute façon, quand on rencontre des gens que l’on aime, on ne les quitte jamais vraiment et j’étais tout de même assez impatiente de revoir d’autre gens qui ne m’avaient pas quitté lors de ma retraire solitaire : mes colocs, mes amis de la ville, et mon nounours.

J’espère qu’il s’entendra bien avec Boule de Poil…

(à suivre….)

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